Rien ne laissait présager qu’au cours d’une conversation somme toute très éloignée des problèmes quotidiens, cette consœur, fort avenante, et bien plus souriante que ne le sont en général ses confrères, vint me confier un songe qu’elle venait d’avoir et auquel elle ne saisissait pas le message profond.
En ce début d’été, les odeurs fortes des chèvrefeuilles laissaient sourdre des humeurs lasses et un goût de volupté, l’image en demi teinte des jeunes filles en fleur. Je quittais cet arrière plan, mon intuition me laissait penser qu’Aline avait à me confier quelque chose d’important.
On devinait une jeune femme sensible pleine d’émois, à la fois fragile et pleine d’attente car la vie n’avait pas été généreuse avec elle.
J’écoutais d’une oreille un peu vague, sans plus concentrer mon attention sur son rêve :
« Nous sommes un petit groupe et visitons une maison. En fait c’est en ensemble de maisons plutôt jolies, rapprochées les unes des autres. Nous passons devant un atelier de métallurgie dont nous ne voyons rien. Puis, nous nous retrouvons au milieu d’une rue, des voitures passent, nous ressentons le danger et nos devons nous ranger.
Nous descendons dans une grande cour intérieure où, il n’y aura pas besoin de surveiller les enfants. Là une très grande et très belle jeune fille joliment habillée de bleu clair avec de grands cheveux noirs vient vers moi : elle a le visage fin d’une égyptienne, d’une extrême humilité, d’une grande tendresse. Je la félicite sur sa tenue hors du commun. Mon ami l’aperçoit et lui dit : « vous ne pouvez pas savoir comme j’aime les cheveux longs »
Nous sommes assis dans une grande pièce, des gens se lèvent chacun leur tour pour faire du théâtre : un jeune homme habillé de noir se lève et se met à tourner en dessinant un cercle à vive allure. Une jeune femme habillée en rouge, à la démarche un peu lourde, se met à tourner dans l’autre sens. Ils se rencontrent, il l’attrape par la taille et ils demeurent ensemble.
A ce moment là mon voisin, un homme d’âge moyen qui n’écoute pas d’habitude, se met à parler tout haut d’autre chose. Des gens lui disent que c’est bien pour cela que son fils est en train de prendre sa revanche, car lui, qui tourne comme un derviche, forme maintenant un couple harmonieux. »
Je fus enclin à me laisser aller aux rêvasseries qui suivent le mois de mai, où chacun fait ce qui lui plaît et j’eus l’intuition que cette belle jeune femme depuis trop longtemps esseulée, venait de rencontrer, non pas un ami, mais bien « son ami ». La danse évoquée par un songe apparemment hermétique lui enseignait le sens même de l’existence.
Je la ressentais fort humble, toute simple, bien que sur ses frêles épaules, se soient accumulées de lourdes charges. Je ne l’avais jamais entendue se plaindre, toujours souriante et avenante, elle avait accepté qu’un homme la prenne par la main, puis par la taille.
Toutes les vies sont pleines de difficultés, car il est difficile de quitter le monde des mères possessives.
Cet ensemble de jolies maisons, rapprochées les unes des autres, représentait toutes les mamans du village ; elles préparaient les repas, ravaudaient et échangeaient entre elles leurs soucis et leurs joies de leur vie quotidienne.
La rêveuse était passée du singulier au pluriel. A vrai dire elle n’a jamais versé dans l’égoïsme, la déification du moi, c’est pourquoi le petit groupe passe le long d’un atelier de métallurgie. L’atelier du forgeron est l’évocation mystérieuse de la création, de la créativité. Si les mamans aidées par les pères nous donnent un corps animal dans lequel s’incarne un esprit appartient aux énergies de lumière, malheureusement les êtres humains ne peuvent aisément le déceler, voire même le concevoir.
Bien des années plus tard nous nous retrouvons au milieu de la rue, c’est-à-dire dans le chemin des échanges où il nous faut retrouver l’autre moitié de la planche dont parlait Platon, égarés de part le vaste monde. Cela nous pose le problème le plus douloureux, le plus difficile et le plus simple à la fois à résoudre : la restitution de notre unité, c'est-à-dire de réaliser un couple uni.
Pour y parvenir il faut éviter les véhicules métalliques très dangereux que constituent les idées, les idéologies, cet arsenal infernal que nous inventons et idolâtrons car il peut nous fracasser.
Le rêve conseille à Aline d’effectuer un grand chemin d’intériorité, d’aller dans cette grande cour intérieure où l’on peut à la fois se reposer, où il n’y a plus besoin de surveiller les enfants, car pour elle le temps des infantilismes est achevé.
Un esprit protecteur peut parfois venir nous y donner quelques témoignages de sa présence, un conseil précieux pour notre avenir.
Aline reçoit l’aval « d’en haut » ou de son inconscient car il n’y a ni haut ni bas, sous les traits de cette égyptienne joliment vêtue de bleu clair, la couleur du début de la vie du ciel et de la mer Elle vient lui annoncer qu’elle vient de parvenir au vrai couple, celui de son existence, le seul qui compte. Avant il y a eu brouillon ou des essais comme pour un grand nombre d’entre nous, mais cette fois la messagère venue de « l’au-delà » lui apporte une divine rosée apaisante.
Son ami ne s’y trompe pas, il lui fait savoir combien il apprécie les cheveux longs, sa merveilleuse féminité. J’ajoutais de façon narquoise mais affectueuse : « j’espère qu’il apprécie aussi vos cheveux bouclés. » Ce qui la fit sourire, car il n’était point volage.
Quel est le sens de l’existence ? Pourquoi « le pourquoi » de la vie ? Nous avons tous choisi un rôle mais en général lorsque l’on se trouve sur scène dans ce monde barbare, on a oublié la majeure partie du manuscrit et l’on s’exécute fort mal, chacun à son tour au jeu du grand théâtre.
Le masculin habillé de noir exprime un héritage négatif, mais il se met à tourner comme une toupie à vive allure, retrouvant l’authentique chemin du derviche tourneur.
La jeune femme habillée en rouge exprime la couleur de la passion, du cœur et du sang, car la vie a été agressive envers elle. Elle se lève pour répondre à sa demande, la démarche est un peu lourde, car elle est déjà fatiguée par les coups reçus, mais elle répond joyeusement à son appel.
Deux êtres se rencontrent et ce couple, une nouvelle unité recrée, dessine un huit comme l’infini se recrée et se reconstitue aussi. Ils restèrent ensembles. A ce moment, un homme d’âge moyen, son voisin qui n’écoute guère se mit à parler tout haut d’autre chose, car le vulgaire chant n’est sensible ni à la danse, ni au chant intérieur, encore moins au caractère sacré du couple.
Le monde actuel n’écoute pas, trop gorgé d’informations, saturé d’idéologies, semble tout savoir. Chacun demeure enfermé dans son égoïsme quand ce n’est dans la bêtise, c’est pourquoi il parle seul tout haut, comme certains dans les rues, trop pleins d’eux-mêmes et fermés à autrui.
Des inconnus lui dirent alors : « C’est pour cela que son fils est en train de prendre sa revanche. » L’homme tout de noir vêtu, habillé d’une couleur négative, éduqué dans la culpabilité, le rejet de la chair de la femme, de la vie des sens et de la volupté des corps réunis, se mit à revivre ; elle aussi ! Ce prêtre catholique saurait-il enlever sa soutane, sa négativité ?
Ainsi la main dans la main le couple reconstitué allait pouvoir affronter les nouvelles épreuves de la vie en ayant l’aval d’une très grande dame, une fée, semblable à Nout ou à Isis, venue du ciel tout de bleu vêtue.
Cette divine rosée cercle magique de l’homme-uni allait calmer leurs malaises, leur anxiété, alléger leurs souffrances, restaurer leurs espérances et leur apporter la joie de vivre une suprême sagesse. Ces deux êtres ne faisaient plus qu’un. Ils pouvaient prendre le départ d’un chemin immense et sans fin vers la lumière de la Connaissance.